A ma chère épouse,
J’ai pris le temps de réagir avant de répondre à ta dernière lettre. Il est en effet amusant de constater que je ne te réponds plus en tant que militaire déployé avec mon régiment à l’autre bout de la France ou à plusieurs milliers de kilomètres de la métropole. Avec cette reconversion réussie en entreprise, je suis toujours amené à me déplacer, mais cela n’a plus ni la même intensité, ni la même saveur. Je profite dès lors d’un peu de repos pour t’écrire et conserver nos bonnes habitudes épistolaires.
Je voudrais à cet égard te remercier pour tous tes courriers si précieux qui ont comblé mes soirées de militaire passées loin du domicile, en France ou à l’étranger, notamment en OPEX. A chaque départ, je partais enthousiasmé par la richesse de la mission qui s’annonçait, mais le cœur lourd de vous quitter. Ce lien bien entretenu par nos correspondances nous a beaucoup aidés.
En aparté, il est triste de constater que nos enfants n’ont pas pris cette habitude de coucher sur le papier leurs histoires ou leurs sentiments. Le téléphone portable a tué l’alchimie de ces moments si précieux.
Cela fait désormais un an que je ne suis plus lié au service. Une page est définitivement tournée. Il convient pourtant de conserver à l’esprit tous ces souvenirs de chacune de nos garnisons, ces aventures, ces amitiés si belles que l’on retrouve ici et là, toujours avec plaisir. Nous avons vécu tant de choses. Il est vrai comme tu le dis dans ta lettre qu’un militaire se doit d’être toujours « à fond » pour son travail et « à fond » pour sa famille.
Toutefois, je ne suis pas d’accord avec toi sur le fait que ce soit « un exploit », car les tenants d’autres métiers doivent aussi conjuguer des situations professionnelles et familiales complexes avec des intérêts contraires. Il convient à mon sens de plutôt parler de vies « extra-ordinaires ».
A cet égard, te souviens-tu de ces années en régiment ? C’était si bien et si exaltant. Nous enchaînions les déplacements, les entraînements et les missions sur le territoire national ou hors de métropole. Il y eu même deux opérations extérieures (OPEX) de quatre mois la première année ! 9 mois d’absence. Durant ces douze années en corps de troupe, j’étais en moyenne physiquement absent 6 à 7 mois par an de la garnison et du domicile.
Surréaliste ! Que dire ? A chaque fois, tu étais là et tu encaissais, seule, solide, courageuse, consciente de la charge. Cela ne devait pas être simple.
Te souviens-tu des naissances de chacun de nos enfants ? J’étais continuellement entre deux portes ! Raphaël est par exemple né dans la nuit, j’étais à tes côtés. Le lendemain matin, je partais en déplacement.
Gabrielle est née un après-midi. Le soir même je dormais sur le terrain à l’entraînement. Point de répit, encore moins de congé de paternité. Ce n’était ni possible, ni envisageable, ni demandable. La disponibilité et la mission primaient sur toute autre considération. Pour la naissance de Gabrielle, le capitaine commandant la compagnie m’avait même téléphoné en salle d’accouchement pour me demander « où nous en étions »… Il s’impatientait de me voir revenir sur le terrain.
Quant à nos jumeaux, ils venaient au monde ; le lendemain je les déclarais en mairie ; le surlendemain, je partais un mois en mission, puis très peu de temps après quatre mois en OPEX. A mon retour d’Afrique, ils avaient huit mois ; je n’ai pas su reconnaître qui était qui.
Surréaliste ! Que dire ? A chaque fois, tu étais là et tu veillais sur nos enfants, seule, solide, courageuse, consciente de la charge. Cela ne devait pas être simple.
Te souviens-tu de mes missions dans des zones de conflit que je ne pouvais pas nommer ? Nous étions fiers et forts, au cœur de notre vocation, restituant tout ce que nous avions appris en école ou à l’entraînement. Le risque était inhérent au métier ; la mort une hypothèse de travail. Nous formions un collectif robuste, soudés dans l’effort comme dans l’épreuve, une seconde famille.
Mais toi, à chaque fois, tu tremblais, seule, solide, courageuse, consciente de la charge. « Vais-je revoir mon mari vivant ? » Cela ne devait pas être simple.
Te souviens-tu de la préparation au concours de l’Ecole de guerre ? Cet été-là, tu passais tes après-midi à la plage avec les enfants, quand moi je travaillais à mon bureau pour réussir un concours qui me placerait certes sur une belle trajectoire professionnelle, mais aussi dans un tunnel où l’on me demanderait toujours et toujours plus. Les épreuves écrites se déroulaient avant l’été, les oraux après. Quelle idée ? On ne pouvait pas faire pire comme programme pour une famille. Mon chef du moment m’avait répondu que c’était un moyen de sélection comme un autre…
Surréaliste ! Que dire ? A chaque fois, tu étais là et tu encaissais, seule, solide, courageuse, consciente de la charge. Cela ne devait pas être simple.
Pendant ces quelques trente années de service, tu as bien élevé, bien instruit et bien éduqué nos enfants. Tu remplissais d’activités tes journées, mais ton mari y participait rarement et peu. Il était souvent aux abonnés absent comme on dit. Je faisais surtout en sorte que vous viviez toujours au mieux du point de vue des conditions matérielles. La vie de famille s’organisait autour de mes absences.
A chaque fois, tu étais là et tu encaissais, seule, solide, courageuse, consciente de la charge. Cela ne devait pas être simple.
Nous le savions. La vocation d’un militaire est « d’être engagé » là où la mission l’exige. Il se doit d’être présent physiquement et intellectuellement là où son chef l’attend. C’est une évidence. Tout cela est consacré par un statut qui nous oblige. En m’épousant, tu as « épousé » le métier, certes par obligation et par nécessité, mais avec autant de bon cœur et d’enthousiasme que moi.
Servir la France : quel beau projet ! Quel élan pour chaque jour, chaque heure et chaque minute !
Seulement il y a quelques mois, rendu de mon devoir d’état à la vie civile et alors que nous passions le temps en dilettantes, tu m’as dit sans détour cette phrase si forte « tu sais, c’était dur »… Je n’étais pas prêt. On pense en effet une fois l’uniforme raccroché et le sac posé que tout est fini. Pourtant cette phrase a résonné si intensément en moi que j’ai consécutivement mieux compris le poids du fardeau que tu avais porté. Ce n’était pas un reproche que tu formulais, mais tu exprimais par cette sentence, et avec un sanglot, tout ce que tu avais enduré, voire supporté, et ce, durant tant d’années. C’était beau, c’était grand.
Je savais que tu avais été là et que tu avais encaissé, seule, solide, courageuse, consciente de la charge. Je savais que ce n’avait pas été simple. Mais je ne pensais pas que cela avait été dur. Les mots ont un sens.
En définitive, trente ans après être sorti de Coëtquidan, je mesure aujourd’hui à quel point ma mission sur terre est avant tout d’être un mari aimant et un père attentionné. Nul ne peut réaliser cette mission à ma place. Je suis dans ce registre irremplaçable.
La difficulté est qu’après des années de travail acharné, rigoureux et investi, honnête et loyal, je ne suis plus aussi jeune. Le temps a filé. Servir la France aura été la grande fierté de ma vie professionnelle. L’activité que j’ai aujourd’hui me passionne, mais il n’y a pas de commune mesure. J’essaye de (re)trouver et (re)prendre ma place, sans imprévu, sans départ inopiné, sans retour à point d’heure, simplement… Ce ne fut pas aisé les premières semaines.
Le paradoxe est immense. Ma famille a toujours été la priorité de mon cœur et de mon âme, mais je me suis donné quotidiennement avant tout pour mon métier. Il y a tant à faire.
Il est amusant et ironique de regarder aujourd’hui une de nos filles vivre avec un beau militaire. Elle a eu un père hors les murs ! Et pourtant, elle a choisi d’épouser un officier. Bien sûr, elle aime avant tout l’homme. Il donnera peut-être son corps à la patrie, mais elle sait intimement que le cœur de son époux est à elle, à elle seule. Probablement sera-t-il comme moi et mes camarades un mari à la fois absent et si présent, un père absent et si présent, un modèle pour les enfants qui l’aimeront pour ses présences et non pour ses absences. Il sera tout à la fois prêt à mourir pour la Patrie, déterminé à vivre de tout son être pour les siens, audacieux et aventureux pour son travail, investi et dévoué pour ses soldats.
Ainsi, tu es toujours là, fidèle et aimante. Tu n’es désormais plus si seule. Tu demeures solide, courageuse, consciente de ce que nous avons vécu. Ce n’était pas simple. C’était dur. J’en conviens. Et pourtant, toi et moi ne regrettons rien. C’était extra-ordinaire.
Grandeurs et servitudes.
Fermez le ban !
Je t’aime !