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J’attendais mon premier enfant. Je n’avais pas d’idée arrêtée sur la péridurale, l’allaitement, toutes ces choses sur lesquelles tout le monde sait mieux (ou croit mieux savoir !) qu’une primipare… J’ai fait une préparation à la naissance un peu au hasard avec une sage-femme libérale. Cinq ans (et deux autres bébés) plus tard, je n’en ai pas retenu grand-chose, mais une comparaison m’a marquée. Elle a demandé à une jeune maman de venir se mettre au centre du cercle que nous formions, à ses côtés. Les deux femmes étaient côte à côte : « Disons que je suis ton bébé. Je ne peux pas me mettre dans ton ventre, alors je me mets à côté. Comment fais tu pour me pousser dehors ? ». La jeune femme, un peu gênée, la regarde sans comprendre, hésite, puis fais un pas en arrière pour venir se placer derrière la sage-femme, et la pousse doucement du bout des doigts. « C’est ça. Tu t’es mise derrière. Tu as accepté de me laisser passer devant, tu as accepté de te mettre derrière, pour me laisser sortir. Pour donner la vie, il faut accepter de mourir un peu. »
Sur le coup, je n’ai pas compris. L’accouchement qui a suivi a été une boucherie, j’ai compris que j’avais eu peur de mourir et que mon bébé y passe aussi, mais tout cela avait été beaucoup trop violent pour pouvoir y réfléchir. J’ai entièrement compris cela lors de la naissance de mon deuxième enfant, à domicile. Je n’arrivais pas à accompagner la poussée, tout mon corps refusait cette sensation du boulet de canon qui pouvait me déchirer. Ma sage-femme bien aimée, une main sur mon genou m’a dit : « Il faut oser, Lakshmi ». C’était ça. Quand on « donne la vie », il faut OSER. Le corps de la mère a peur de la mort. Et il a raison. Il pressent ce don total et absolu qui est en train d’advenir. Il pressent que oui, ma maternité me fait mourir un peu (beaucoup ?) à moi-même pour me donner à l’autre, cet autre qui jaillit de moi.
Pour être plus exacte, je devrais dire que ce n’est pas le corps qui a peur, mais plutôt mes pensées imprégnées de siècles de malédiction sur le corps des femmes, de fatalisme quant à une souffrance qu’il faudrait subir et non une douleur dont il faut s’emparer. Mais ces peurs sont tellement ancrées qu’elles provoquent un réflexe qui conduit le corps à se fermer et non à se laisser ouvrir : certaines femmes, vraiment libres, vraiment apaisées, accueillent si bien les contractions qu’elles ne sont pas douloureuses…
Les sages-femmes et les mamans parlent souvent de la « phase de désespérance » : le travail se déroule paisiblement, les parents sont heureux de la grande rencontre imminente, la mère est dans sa bulle et gère paisiblement les contractions. Et puis brusquement, tout bascule, elle se met parfois à crier, parfois à pleurer, à dire qu’elle n’y arrivera pas, ou alors qu’elle ne veut plus, qu’elle va mourir. Beaucoup demandent la péridurale. Si on laisse faire la physiologie, c’est un moment assez bref où la mère lâche ce qui l’empêche de mettre au monde cet enfant : la peur de mourir, des angoisses liées à des frères ou sœurs morts à la naissance, le désir de garder cet enfant encore un peu au chaud dans le ventre… Une fois que toutes ces émotions sont sorties, elles n’entravent plus la mise au monde, la mère peut se donner complètement, et enfin « oser ». Généralement, quelques minutes plus tard, le bébé est né.
Pendant ce deuxième accouchement, un peu plus tôt dans le travail, j’avais écouté un Stabat Mater exceptionnel (chanté par un ensemble de musique napolitaine, l’Arpeggiatta – le nom de l’album est Via Crucis). Que j’avais par ailleurs chorégraphié dans des circonstances fort passionnantes mais dont il n’est pas question ici… c’était un morceau que j’avais, d’une certaine façon, déjà dansé, déjà vécu dans mon corps.
Telle était Marie au pied de la croix, Stabat : dans la douleur infinie, l’espérance ne l’a pas quittée ; elle s’est abandonnée dans l’obscurité à ce déchirement, emplie de la certitude que tout cela avait un sens, qu’elle était une pierre sur le chemin. Et déjà, dans sa verticalité, dans sa force, on aperçoit un reflet de la gloire de la résurrection. Cela m’est apparu ce jour là avec une grande force : en soufflant pour laisser passer la contraction, je me disais que j’avais la grâce insigne de le vivre, d’y être « pour de vrai » : stabat mater. C’était moi, là, sous la douche avec mon énorme ventre, stabat. La douleur me faisait perdre le souffle, une peur ancestrale me taraudait, mais j’allais donner au monde une personne entièrement nouvelle, entièrement unique. Quelle gloire.
Et pour cela, nul besoin de techniques, de méthodes, d’outils, de raisonnements. Nul besoin d’études longues et rébarbatives, de calculs sans fin, de réflexions alambiquées. Au contraire. Juste la confiance absolue que l’enfant va venir, et que plus je l’accueillerai vraiment, plus je me mettrai « derrière », mieux il viendra.
La foi catholique professe que le fait de vivre un sacrement quel qu’il soit change la nature ontologique de la personne, c’est-à-dire sa nature profonde et non ses attributs ou ses compétences. J’avais été fascinée, en me mariant, de me dire que, en sortant de l’église le jour de notre mariage, nous serions réellement changés dans notre nature. Je suis toujours Lakshmi, il est toujours Cyprien, mais le sceau l’un de l’autre s’est imprimé sur l’âme l’un de l’autre.
Il me semble que quelque chose de cet ordre se joue dans la maternité et en particulier au moment de la naissance. Sauf que ce changement de nature s’exprime cette fois de manière visible ; le corps de la mère n’est pas seulement marqué à l’extérieur, il est changé à l’intérieur, son utérus est distendu, ses muscles déplacés, son périnée étiré. De la même manière, son âme est distendue, son cœur a gonflé pour accueillir une personne de plus, sa personne intérieure est grandie.
Une après-midi d’avril (et d’une voix un peu tremblante), j’ai dit oui. Une nuit, j’ai donné mon corps et tout ce que je suis pour consommer ce don. Et une personne (puis deux, puis trois…), de l’intérieur, est venue parachever ce don. Mon « oui » fondateur s’est prolongé, a été poursuivi par mon corps à chaque instant, chaque battement de cœur envoyant mon sang dans le placenta.
Et au moment de la naissance, je redis ce « oui ». J’ai peur, je sens mon corps dire non, mais pour que l’enfant naisse, il faut dire oui. Il faut que je consente. Je prends ma liberté à deux mains et j’y vais, j’y suis : je m’y abandonne.
Voilà, mon bébé, c’est mon corps qui te met au monde ; pour que tu adviennes et que tu vives, je le livre, je consens. « Ma vie, nul ne la prend, c’est moi qui la donne » (Jn 10, 18).
Alors, vous comprenez pourquoi pour moi, la question du « péri ou pas péri » est bien plus qu’un bras de fer avec soi même, un défi sportif avec bébé à la clef. L’accouchement physiologique, lorsqu’il est possible (et il l’est beaucoup plus souvent qu’on ne le croit, mais BREF), donne d’entrer dans cette métaphysique de la maternité. Et quel cadeau…
Lakshmi Lanoire
© photo Nathalie Coster